Technologies émergentes en biomécanique

Le professor Delphine Perié-Curnier, de l’école Polytechnique de Montréal, travaille actuellement sur plusieurs projets autour de la biomécanique. Elle travaille, entre autres, sur la modélisation de la colonne vertébrale pour traiter la scoliose chez les enfants, ainsi qu’à des applications de l’IRM pour l’élastographie de la colonne et du coeur. C’est sur ces sujet de pointe, que j’ai souhaité l’interroger :

 

Pouvez vous nous parler un peu de vous et de votre parcours ?

J’ai fait des études en mécanique et ingénierie en France. En commençant l’université, je voulais être prof de maths. Mais au fil de mon parcours, je me suis rendu compte que la mécanique était moins théorique, plus appliquée, et donc j’ai bifurqué. Finalement, j’ai donc trouvé le laboratoire de Biomécanique à Toulouse, proche de là où j’habitais. J’y faisais une licence en mécanique, et c’est là que j’ai commencé les projets, à rencontrer les gens. Quand j’ai fait mon DEA (l’équivalent de la maîtrise recherche), je me suis aperçu qu’il n’y avait rien à Toulouse sur ce sujet, et je suis donc parti à Strasbourg pour continuer mes études. Puis j’ai continué en Doctorat.

 

Et qu’est-ce qui vous a amené à Montréal ?

Avec ma directrice de recherche, au début de mon doctorat, nous sommes partis sur un projet de modélisation de la colonne vertébrale pour les traitements par corsets. Nous avons contacté les compagnies qui travaillaient là-dessus. A Toulouse nous étions les premiers sur ce domaine, tandis qu’à Paris il y avait une équipe qui travaillait dans ce domaine, ainsi que l’équipe de Montréal autour de Carl-Eric Aubain et al. C’était eux l’expertise mondiale.

Figure 1 – Corset de traitement de la scoliose [1]

Dans le traitement de la scoliose, personne ne s’intéressait vraiment aux tissus mous. Alors qu’avec les IRM, en jouant sur plusieurs paramètres, on peut imager beaucoup de choses, contrairement à la radiographie. Et étant mécanicienne, je me suis tout de suite demandé si on pouvait remonter grâce à cette technologie aux paramètres mécaniques. J’ai comparé aux autres techniques, et à l’Université du Vermont, j’ai eu l’opportunité de travailler avec une équipe à McGill sur les IRM, au cours de mon troisième post-doc. Et c’est une thématique que je poursuis depuis lors.

 

Figure 2 – Image IRM d’une colonne vertébrale (a/ b/) et modélisations d’un disque intervertébral (c/) [2]

Justement, l’article dont je souhaiterais maintenant discuter avec vous [3] traite de cette thématique : si je résume très brièvement, c’est un article qui parle de se servir des différents paramétrages de l’IRM ainsi que de traitements statistiques afin de remonter aux propriétés mécaniques des disques intervertébraux, dans le cadre du traitement de la scoliose chez des adolescents. La scoliose est une déformation que l’on peut mesurer assez facilement à l’aide d’une radiographie, aussi pourquoi avez vous choisi d’utiliser ici un IRM?

Comme tu le dis, on peut mesurer l’angle de Cobb, l’angle de courbure de la colonne vertébrale, à l’aide d’une simple radiographie. Entre 20° et 40° on utilise généralement un corset, et la chirurgie pour plus de 40°. Mais la chirurgie reste un choix difficile car très invasif, et on l’utilise surtout dans le cadre de scolioses évolutives, où l’angle de Cobb augmente de plus de 5° par an. Il existe beaucoup de traitements quand l’angle est autour de 20°, comme la kinésiothérapie, où l’on essaie de travailler surtout sur la musculature pour redresser “naturellement” la colonne.

 

Figure 3 – Mesure de l’angle de Cobb

 

Mais avec une radiographie, on ne voit la déformation quand elle est déjà là. Hors à 20°, cela veut dire que les tissus sont déjà endommagés. Donc on aimerait avoir un aperçu des déformations beaucoup plus tôt pour pouvoir les prévenir. Aussi, ce qui est important pour les chirurgiens, c’est de savoir à quel vitesse la scoliose évolue. Car quand les tissus sont soumis à des charges ils s’endommagent très vite et il est parfois mieux d’intervenir tôt, même sur des angles faibles. Si l’on connaît les propriétés mécaniques, on peut essayer d’inverser la tendance à la dégénérescence. Hors c’est généralement le disque intervertébral qui va être le premier touché. Donc l’idée de cette étude était vraiment d’avoir une détection précoce et une prédiction de ce qui peut se passer si on choisit de traiter ou non.

 

En ce sens, les résultats de l’article ont eu l’air plutôt encourageants, alors qu’est-ce qui est fait par la suite ? Avez-vous pu poursuivre sur cette étude ?

Actuellement j’utilise cette technique dans d’autres domaines. Au niveau de la scoliose, les résultats montraient que même avec une faible courbure, on pouvait détecter des changements dans les disques intervertébraux avant que les vertèbres ne se déforment. L’idée c’est dans un deuxième temps de suivre une cohorte sur la durée afin de construire des modèles prédictifs des déformations. Actuellement aussi, nous appliquons les mêmes techniques à la colonne en elle-même, pour avoir une idée sur sa flexibilité et savoir comment on peut chercher à la redresser. L’intérêt est que l’on voie des changements dans nos paramètres IRM (temps de relaxation, diffusion…), et avec mes étudiants, nous avons montré que ces changements peuvent être reliés à des propriétés mécaniques, comme les indices de flexibilité de la colonne.  L’étude longitudinale (suivre des patients sur la durée avec cette technique) n’a pas été mise en place, les patients étant à St Justine et les analyses IRM dans un autre hôpital, les chirurgiens étaient assez frileux à l’idée de déplacer les patients pour faire des mesures régulières. Mais maintenant, on pourrait s’organiser avec un hôpital plus proche. C’est plus un problème de logistique, mais on y travaille!

Et à part la colonne vertébrale ?

Ces derniers temps, je me suis plus intéressée à utiliser cette technique en cardiologie. Sachant que c’est encore plus technique car le coeur se déforme en permanence, et qu’il est beaucoup plus difficile d’obtenir de belles images. Mais de même, on peut remonter aux propriétés mécaniques du coeur avec une IRM, ce qui permet de détecter la cardiotoxicité de certains traitements de cancer chez les enfants. En effet, ces enfants arrêtent d’être suivis après le traitement du cancer, mais certains développent des problèmes cardiaques des années après, et cette analyse permettrait de renforcer le suivi.

Y a t’il des difficultés particulières à travailler avec des enfants ?

En fait chez les enfants, tout se passe très vite. Si on a une anomalie, les tissus vont se modifier plus rapidement et les complications arrivent rapidement. C’est pour cette raison que l’on s’intéresse à ça, l’intérêt de faire une détection précoce étant d’autant plus primordiale. Dans le cas d’un cancer il faut traiter très rapidement, mais aussi prévenir la cardiotoxicité. Je travaille avec une équipe de kinésiologie pour faire travailler certains gestes et essayer de limiter au maximum les effets secondaires négatifs des médicaments par de l’activité physique, entre autres. Et nous essayons d’imager ça sur la durée.

Ce qui est intéressant ici, c’est que la même technique d’IRM pour retrouver des propriétés mécaniques peut servir à beaucoup de choses différentes. Y en a-t’il d’autres ?

Depuis de trois ans, j’ai commencé à m’intéresser à l’élastographie, qui consiste à solliciter les tissus avec des ondes pour en déterminer les propriétés mécaniques. Mes derniers travaux sur le disque intervertébral sont en élastographie imagée par IRM. Sachant que le disque est tout petit et très rigide, c’est assez difficile d’y faire se propager une onde. Mais nous avons réussi à en caractériser les différents tissus. Là j’en suis à voir comment appliquer ça in vivo. Malheureusement pour l’instant la meilleure technique pour l’élastographie consiste à planter une aiguille dans les disques pour les faire vibrer, ce qui paraît compliqué à faire chez un patient. Mais on est en train de se rendre compte qu’en faisant vibrer les vertèbres adjacentes, on peut aussi propager des ondes, et on travaille actuellement dessus.

Figure 4 – Schéma d’une élastographie cardiaque. L’opérateur émet des ondes dans l’organe ciblé, et la mesure du temps de propagation de ces ondes permet de déterminer les propriétés mécaniques de l’organe traversé. (source : Mayo Clinic)

 

Et d’où est venu l’attrait pour cette technologie ?

En fait, c’est la Mayo Clinic qui a développé cette technologie dans un premier temps, mais qui l’a tellement protégée par des brevets que c’était très compliqué de faire de la recherche dessus. Le brevet a été relevé il y a deux ou trois ans, ce qui a permis d’ouvrir la technologie à la concurrence et donc de travailler dessus. Alors pourquoi l’engouement sur l’élastographie ? Je dirais que c’est une mesure beaucoup plus directe pour trouver des propriétés mécaniques comme le module de cisaillement, contrairement à l’IRM, où il faut construire un modèle mathématique et traiter des données plus complexes. Dans la communauté scientifique, on se dit que l’élastographie est sans doute beaucoup plus robuste, quand elle est bien faite.

 

Nous avons parlé d’IRM multi-paramétrique, d’élastographie, voyez-vous une autre technologie qui est en train de changer la donne en biomécanique dans les années à venir ?

L’élastographie peut être faite par IRM, par ultrasons, voire même par optique. J’ai un collègue à l’université de Sherbrooke qui travaille sur le cancer du sein, et qui fait ses mesures à l’aide de caméras qui permettent de détecter des nodules cancéreux à l’intérieur du sein. Il arrive à détecter des nodules de 1cm dans le sein, et ses résultats continuent de s’améliorer! Au niveau de l’élastographie, au lieu de faire vibrer, un laboratoire en Angleterre regarde actuellement pour savoir si on peut utiliser une vibration interne au sujet. Ils s’intéressent à l’élastographie cardiaque, donc très difficile car le coeur bouge en permanence, et il se servent des ouvertures / fermetures des clapets cardiaques comme générateurs d’ondes, qu’ils essaient de mesurer. C’est une approche très novatrice!

Pour finir, quelles serait la recherche que vous aimeriez mener dans les prochaines années, sans contraintes d’argent ou d’opportunités?

Si je pouvais me servir de l’IRM pour mesurer les propriétés mécaniques de tout le corps humain d’un seul coup, ça ce serait formidable!

 

Cela a l’air compliqué, à quel point ce serait faisable?

Je me souviens qu’il y a deux ans, à la plus grosse conférence sur l’IRM, l’ISMRM, la personne qui faisait un des discours principaux devait parler des perspectives et elle a fait le parallèle avec les scanners à l’aéroport. Elle disait, si dans ce même mouvement, on pouvait faire passer la personne dans un IRM, on aurait des données sur tout : diffusion, relaxation, et sur tous les tissus. Elle ne parlait pas alors des propriétés mécaniques, mais c’était amusant de voir que je n’étais pas la seule à vouloir une IRM qui donnerait tout d’un coup. Bon c’est sûr que c’est énorme, en terme de données et d’algorithmes pour les traiter, mais avec les progrès de l’Intelligence Artificielle – même si on n’a pas encore tout ce qui faut c’est sûr – on devrait finir par y arriver!

Pour finir, j’aimerais remercier chaleureusement le professeur Perié-Curnier pour sa disponibilité, ses retours et son enthousiasme envers ce projet!

Thierry Chanet

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Références

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