Descendre à l’échelle nanoscopique pour comprendre notre mémoire

D’où nous viens la mémoire, cette faculté du cerveau à retenir des informations et à s’en servir pour apprendre ? On sait aujourd’hui qu’elle trouve son origine dans les échanges d’informations entre les neurones. Mais comment ce mécanisme, encore méconnu, façonne-t-il notre capacité d’apprentissage ?  C’est dans l’optique de répondre à ces questions que Paul De Koninck, professeur de neurobiologie à l’Université Laval, s’intéresse aux synapses, ces petites jonctions inter-neuronales par lesquels transit l’information et dont on estime le nombre à un million de milliards dans le cerveau humain. J’ai eu la chance de le rencontrer dans son laboratoire de Québec où nous avons discuté d’une étude qu’il vient tout juste de publier : la quantification de transfert d’énergie entre molécules fluorescentes par mesure de temps de vie à l’échelle nanoscopique. 

 

Figure 1 – Le Professeur Paul De Koninck devant le système d’imagerie FRET-FLIN.

 

Paul De Koninck est le directeur de l’axe neurosciences cellulaires et moléculaires du centre CERVO, un des plus importants centres de recherche en neuroscience et d’étude en santé mentale du Canada. Son laboratoire a ainsi pour mission l’étude des synapses d’un point de vue moléculaire, structurel (leur nombre et leur taille) et physiologique (la quantité d’information qui transit). Il utilise pour cela des appareils d’imagerie optique de pointe qui offrent, grâce à la fluorescence, du contraste afin de visualiser les protéines qui interviennent dans les mécaniques synaptiques.

Mon entretien avec le professeur commence par une mise en contexte de la biologie synaptique, nécessaire à la compréhension des enjeux de l’étude.  Dans la synapse, le signal est transmis par relâchement de neurotransmetteurs depuis le neurone présynaptique et voyagent dans la fente synaptique qui fait environ 20nm. Ils sont ensuite captés par des neurorécepteurs sur le neurone postsynaptique, et plus précisément sur les épines dendritiques, dont la taille varie entre 1 et 2 microns. Ces récepteurs seraient le facteur clé de l’efficacité des communications synaptiques. La force des signaux transmis semble en effet varier en fonction de leur nombre et de leur localisation. Afin d’appuyer cette théorie, un étudiant en doctorat, Christian Tardif, a développé un appareil d’imagerie pouvant descendre en dessous de la limite de résolution physique de la lumière (250nm) afin d’être capable de visualiser ces récepteurs avec la meilleure précision possible.

 

De la microscopie à la nanoscopie

Une mesure largement répandue pour étudier les interactions protéine/protéine (tel que les neurotransmetteurs et neurorécepteurs) est celle du transfert d’énergie entre molécules fluorescentes ou FRET (Förster Resonance Energy Transfer). Le professeur De Koninck la présente comme : « l’étude de laproximité de deux fluorophores. Le principe c’est que lorsqu’ils sont suffisamment proches (moins de 10nm), il y a le donneur qui transfère son énergie à l’accepteur. Avec des techniques de spectroscopie on peut mesurer cet échange et inférer sur le fait qu’il y a une interaction ou pas. Une mesure assez performante est celle du temps de vie de fluorescence communément appelé FLIM (Fluorescence-Lifetime Imaging Microscopy).Chaque fluorophore à un temps de vie caractéristique, et les photons qui sont transférés sous forme d’énergie et non pas en lumière sont ceux qui ont statistiquement un temps de vie plus long. On mesure donc le temps de vie du donneur : plus il est court, plus il y a eu des transferts FRET. C’est une mesure très robuste et très fiable. »

Mais cette mesure par microscopie confocale classique connait des limites : « on avait une mesure approximative du niveau d’interaction dans toute l’épine dendritique. Mais sans avoir d’informations sur tel ou tel récepteur dans le nano-domaine de la synapse. On voulait être capable d’aller dans les nano-domaine des épines. Et c’est là qu’est venu l’idée de combiner le FLIM avec le STED ». La technique sera baptisé FLIN pour « Fluorescence Lifetime Imaging Nanoscopy ».

Le STED dont parle le professeur c’est la « Stimulated-emission-depletion » ou déplétion par émission stimulée, prix Nobel de chimie en 2014. Cette technique de microscopie permet de dépasser la limite de résolution de la lumière en utilisant le principe d’émission stimulée : à l’aide d’un deuxième faisceau de lumière, qui prend la forme d’un anneau, on vient « éteindre » la fluorescence dans les régions extérieures du faisceau d’excitation. La résolution théorique atteinte serait d’environ 50nm, mais pour monter un tel microscope, de nombreux défis technologiques doivent-être relevés.

 

Figure 2 – Principe de la micropsie STED
(Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Microscopie_STED)

 

Coupler le STED et le FRET-FLIM : une prouesse technologique

Un de ces défis est la parfaite synchronisation nécessaire entre les deux faisceaux : « pour réussir à bien synchroniser les pulses, le timing est très important. C’est très sensible à des variations de température, de vibrations. Il faut donc un système qui est très isolé et contrôlé. » La clé : des lames à retard, un outil optique qui permet de modifier la polarisation de la lumière, réglées avec une précision chirurgicale. Un compromis a aussi dû être trouvé entre la nécessité d’un faisceau qui soit suffisamment lent (plusieurs centaines de picosecondes) afin « d’augmenter le niveau de déplétion et assurer une meilleur résolution », sans pour autant « empiéter sur la mesure de temps de vie de fluorescence, de l’ordre de la nanoseconde ».

Heureusement le laboratoire a pu compter sur l’expertise de Flavie Lavoie-Cardinal, une chercheuse post-doctorat qui a travaillé à l’Institut Max-Planck-Gesellschaft en Allemagne, là même où a été inventé le STED. Présente le jour de ma visite, j’ai eu la chance d’avoir ses explications détaillées sur le fonctionnement de l’impressionnant montage optique formant le microscope FRET-FLIN.

Mais à en croire le professeur De Koninck, le montage optique n’a pas été le seul enjeu du projet : « il fallait faire des choix au niveau de la biochimie pour trouver des combinaisons où on serait capable d’avoir une bonne résolution spatiale, mais aussi collecter suffisamment de photons pour obtenir de bonnes statistiques pour le temps de vie sans avoir des temps d’acquisition trop longs. En effet lorsqu’on travaille avec du matériel vivant, un des enjeux de la super-résolution c’est que les molécules bougent. Donc si on a des temps d’intégration trop longs on va avoir une image floue ». Afin de répondre à cette problématique, des techniques d’histologies, qui fixent les protéines dans l’espace ont été utilisées.

 

Des premiers résultats convaincants

Une fois monté, plusieurs preuves de principes sont étudiées, afin de valider le fonctionnement du microscope. Pour cela les chercheurs ont mis en relation des protéines dont on sait déjà qu’elles interagissent entre elles en s’appuyant sur des théories de la biologie. Et les résultats sont très encourageants : ils ont par exemple réussi à visualiser l’interaction entre une enzyme et un récepteur, tous deux impliqués dans la mémoire. Cette interaction est qualifiée d’ « importante dans la potentialisation à long terme des synapses », par le professeur, qui ajoute que  « si on interfère avec cette interaction, on interfère avec la mémoire. »

Mais le résultat le plus significatif selon lui est celui de l’association entre deux neurorécepteurs : « on a pu montrer qu’on arrive à résoudre des interactions entre des groupements. Le nombre exact de récepteur on ne le sait pas, mais c’est certainement une petite quantité. On arrive à localiser des interactions entre 2 récepteurs qui s’associent ensemble dans la synapse et on voit qu’il y en a plus dans les épines (signal rouge sur la figure, là où la quantité de FRET est plus élevé) par rapport à ailleurs dans la dendrite. »

 

Figure 3 – Schéma de l’association des deux neurorécepteurs GFP-GluA1 et Ha-Stargazin visualisés grâce aux fluorophores Atto 594 (donneur) et Atto 647N (accepteur).
Figure 4 – Association entre récepteurs dans la dendrite et les épines.
Un haut niveau de FRET indique une interaction plus forte.
Barre d’échelle : 500nm

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Multi-couleur et nano-colonnes : le futur du projet

Étonnamment, ce microscope quasi-unique au monde, mais construit avec des composants et un laser moins performant que ce que l’on peut trouver aujourd’hui, n’est déjà plus d’actualité. Le projet du laboratoire est de le démonter pour repartir de zéro, sur un nouveau dispositif doté d’un système d’imagerie STED industriel à 4 lasers, pour 4 longueurs d’onde différentes. Il sera alors possible, grâce à ces 4 couleurs, de visualiser, non plus uniquement le donneur du FRET comme c’était le cas jusqu’ici, mais aussi l’accepteur, et même d’autres composants de la synapse.

Le professeur De Koninck se montre très enthousiaste sur les découvertes que pourrait apporter ce nouveau système, notamment grâce à la visualisation de la zone post-synaptique, dont la densité est très représentative de l’activité de la synapse et qui se trouve toujours face aux neurotransmetteurs. Il me pointe l’image d’association entre récepteurs : « on devine l’épine avec les points rouges, on imagine que la zone post-synaptique est quelque part en face mais on n’a pas son image. Avec le nouveau microscope on devrait être en mesure de l’imager et d’avoir une meilleure information de l’endroit où l’interaction est la plus importante. » La visualisation de la synapse dans son entièreté (zones pré et post-synaptiques) pourra ainsi aider à appuyer un modèle largement repris dans la littérature mais encore non prouvé : l’organisation en nano-colonnes. Celui-ci veut que les récepteurs soient organisés dans l’espace de manière à s’aligner en face des sites des neurotransmetteurs afin d’optimiser la captation du signal.

Finalement, le professeur évoque une utilisation possible de la technique d’imagerie FRET-FLIN développé dans son laboratoire pour d’autres domaines de la recherche en biologie cellulaire : « les gènes moléculaires c’est le nm, donc il y a beaucoup d’intérêt, par exemple au niveau du noyau cellulaire, pour comprendre tout ce qui est transcription des gènes. Dans tous les compartiments cellulaires, qui contiennent des protéines qui interagissent entre elles, ce genre d’outil peut être utile pour comprendre ces interactions. »

Pour conclure cet article je tiens à remercier le Professeur Paul De Koninck ainsi que Flavie Lavoie-Cardinal qui m’ont accueilli dans leur laboratoire, ont répondus à mes questions avec enthousiasme, et ont pris le temps de me présenter leurs travaux ainsi que ceux du centre de recherche CERVO.

 

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Référence :

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