Multipôles et microfluidique ouverte : à l’aube d’une révolution en sciences de la vie ?

J’entre dans le bureau de Pr. Gervais. Des feuilles gribouillées d’équations traînent sur son bureau, aux côtés d’un coffret contenant plusieurs technologies microfluidiques issues de ses recherches, prêt à les présenter à tout moment. Café à la main, il m’invite à m’assoir. Je viens discuter avec lui de son article « Microfluidic multipoles: theory and applications », tout juste publié dans Nature Communications le 16 avril dernier, dans lequel il présente les récents résultats de son laboratoire en microfluidique ouverte. Voici donc en primeur une discussion sur le sujet !

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D’abord, pouvez-vous nous dire quelques mots sur vous et votre parcours ?

Bien sûr. J’ai d’abord fait mon baccalauréat en génie physique ici, à Polytechnique, puis j’ai fait mon doctorat en bio-ingénierie au MIT. Suite à mon doctorat, j’ai passé 6 ans à faire de la vulgarisation scientifique à la télé et dans les médias écrits. Pendant ce temps, j’étais également chargé d’enseignement à Polytechnique Montréal et je faisais de la recherche dans mes temps libres. Ultimement, en 2013, j’ai obtenu un poste de professeur et je poursuis depuis ce temps mes recherches sur la microfluidique. Mon expertise à Polytechnique ce sont les phénomènes d’échange, donc la mécanique des fluides et comment les réactifs chimiques diffusent dans les écoulements.

 

Quelle serait votre définition de la microfluidique ? Et comment définiriez-vous la microfluidique ouverte par rapport à la microfluidique traditionnelle à canaux ?

Qui dit microfluidique dit microplomberie. Ce sont des réseaux de petits canaux dans lesquels on achemine les échantillons de fluide qu’on traite. La microfluidique à la base est une branche du génie qui essaie de faire avec les fluides un peu ce que l’informatique a fait avec l’information. C’est-à-dire de briser l’information en petites quantités, en bits par exemple, puis de l’archiver et l’analyser rapidement. Cependant, on veut faire des processeurs, non pas d’informations, mais de fluides, pour procéder à des analyses rapides et diverses détections. Notre objectif en microfluidique c’est d’accélérer l’analyse et la gestion de l’information biologique. La plupart des applications de ces systèmes se font dans le domaine du diagnostic ou de la recherche en science de la vie.

Pr. Gervais enchaîne ensuite sur la microfluidique ouverte en mentionnant qu’il s’agit d’un domaine émergeant depuis 7 ou 8 ans. Comme présenté à la Figure 1, il s’agit de systèmes qui ne contiennent pas de canaux et qui utilisent simplement des jets de fluides pour venir contrôler des réactifs au-dessus d’une surface.

 

Figure 1 –  A) Microfluidique avec canaux           B) Microfluidique ouverte
(Étienne Boulais, 2018)

 

Qu’est-ce que les sondes microfluidiques et quel est l’intérêt de les développer ?

Ce sont des sondes qui, grâce à des microcanaux, viennent injecter des réactifs sur des surfaces, comme des têtes d’écriture biochimiques qui fonctionnent de manière automatisées et qui pourraient nous permettre de reproduire toutes sortes d’expériences du milieu pharmaceutique. Elles fonctionnent selon un principe très simple : on prend 2 capillaires, que l’on place très proches l’un de l’autre, un injecte du réactif et l’autre le réaspire aussitôt, juste le temps qu’il fasse contact avec la surface d’intérêt sans se répandre.

C’est en 2005 que le premier instrument du genre a été développé, par IBM Research pour contrôler des réactifs à l’échelle microscopique. C’est ce qui a lancé le domaine et nous on s’est inspiré de cette première technologie pour développer quelque chose d’un peu plus complexe.

 

Quel est l’aspect innovateur de vos recherches sur les sondes microfluidiques ?

J’ai réalisé que le problème proposé par IBM était en fait un cas particulier d’un phénomène plus général et qu’on pouvait l’exploiter. Mon idée depuis le début a été de formaliser mathématiquement ce qui se passe dans ces sondes : être capable de prédire très exactement la forme imprimée sur la surface en fonction des débits d’injection/d’aspiration et des substances introduites. Après 3-4 ans de recherche, on est arrivé à trouver une solution très précise, qui utilise des théories physiques bien connues en électromagnétisme. Il y a en effet une analogie très forte entre ce type de sonde et des antennes multipolaires. Ce que j’ai ajouté avec le temps, c’est donc une expertise pour transformer les sondes d’IBM en systèmes microfluidiques multipolaires. L’idée était d’avoir une théorie générale qui nous permet de réaliser n’importe quel type d’écoulement sur des surfaces, selon le nombre et le positionnement de canaux. Et on y est arrivé récemment ! Un des gros avantages de ce qu’on fait, par rapport à ce qui a été fait avant, c’est qu’on est capable d’avoir, pas juste un scan de surface, mais carrément un afficheur de réactifs, un peu comme un écran de pixels.

 

Comment êtes-vous arrivé à généraliser le fonctionnement d’un simple dipôle pour créer des multipôles reconfigurables ?

La première chose à faire, la plus difficile, a été de comprendre le problème le plus simple, soit le problème du dipôle. À partir des grands principes de la mécanique des fluides et de nos modélisations, nous avons pu multiplier les hypothèses et approximations jusqu’à avoir l’essentiel et comprendre parfaitement la microfluidique du dipôle. Une fois qu’on a eu ce modèle, en considérant l’analogie avec les multipôles électrostatiques, on a utilisé les mêmes techniques d’analyse mathématiques expliquant ces phénomènes pour développer la théorie dans les fluides. On avait alors un puissant outil entre les mains et nous avons pu explorer et tester les designs possibles.

De toutes les géométries testées, Pr. Gervais semble affectionner celle de type « fleur » en raison de sa simplicité, de son efficacité et de son élégance (Figure 2, d) et e)). Il s’agit d’un drain central avec plusieurs points d’injection autour, chacun constituant un pétale de la fleur.

 

Figure 2 – Comparaison juxtaposée de diverses géométries analytiques et expérimentales obtenues [Vue de dessus]. Le haut de chaque sous figure correspond au profil théorique, tandis que la partie du bas correspond au résultat expérimental par fluorescence. a) Dipôle microfluidique. b) Quadrupôle microfluidique. c) Multipôle polygonal. d) Multipôle axisymétrique de type fleur à 4 pétales. e) Multipôle axisymétrique de type fleur à 8 pétales. h) Asymétrie d’injection. Barre d’échelle = 500 μm. (Goyette et al, 2019).

On a concentré notre première publication à montrer qu’on est capable de faire des multipôles bien contrôlés et bien expliqués, puis on les a utilisés pour faire des essais immunitaires automatisés. On a commencé à les appliquer pour que les gens qui sont dans le domaine biomédical comprennent que c’est non seulement « cute », mais aussi utile !

 

Plus précisément deux types de positionnement de canaux ont été testés, soit les types fleurs et les Translationally-symmetric MFM (tMFM). Le tMFM de 12 canaux développé s’est avéré très efficace et versatile en l’utilisant pour présenter 28 géométries de confinement possible (Figure 3), sur 412 possibilités théoriques !

 

Quelle serait l’utilité de la conformation de type fleur par rapport aux multiples configurations possibles pour le tMFM ?

En ce moment, il y a bien 412 possibilités pour 12 canaux, mais elles ne peuvent pas toutes être réalisées dans la même expérience. Par analogie avec le développement de l’informatique, je dirais que l’on est dans les années 40 où chaque étape de branchement est longue et complexe. Il est donc possible de choisir entre ces 412 possibilités, mais dans une seule expérience on a plutôt entre 20 et 100 configurations. Cependant, l’important ce n’est pas qu’il y en ait 20 ou 100, c’est qu’il y en ait une et qu’elle soit vraiment utile.

Dans un article scientifique, c’est important de stimuler la créativité des chercheurs. C’est donc pour ça qu’on a commencé à montrer la polyvalence de notre technologie, en espérant que quelqu’un va voir ça et aura une super application ou une idée de génie pour faire encore mieux que ce qu’on fait. Si c’est le cas ça serait super, parce qu’on aura contribué à faire avancer les choses.

 

Figure 3 – Tête d’un multipôle microfluidique à 12 canaux reconfigurables et exemples de géométries possibles (Goyette et al, 2019).

 

Quel a été le plus grand défi surmonté dans ce projet : le développement théorique des conditions de transports entre les pôles ou le développement expérimental des sondes ?

De mon point de vue, le plus grand défi a été de trouver des étudiants qui ont la capacité de travailler sur un problème très complexe et abstrait comme celui-là. J’ai été chanceux, j’en ai trouvé deux en même temps. Chacun a résolu un problème majeur et c’est pour ça qu’ils sont co-premier-auteur de la publication : Étienne Boulais et Pierre-Alexandre Goyette. Étienne c’est mon étudiant qui fait de la théorie. Il a montré comment on pouvait utiliser une branche des mathématiques, les transformations conformes de l’équation d’advection-diffusion, pour, résoudre d’abord, et généraliser le modèle de la sonde dipolaire. D’un autre côté, le rôle de Pierre-Alexandre a été d’explorer les contraintes expérimentales et de montrer que cette théorie était effectivement applicable. Son grand défi a été de faire des expériences très précises afin de valider la théorie. Il a notamment travaillé avec un autre étudiant de McGill pour faire un essai immunitaire permettant de démontrer le principe. Les expériences qu’il a présentées démontrent que ce qu’on fait permet un niveau de précision qui est comparable à ce qui se fait sur le marché et ça, ça vaut de l’or !

 

Quel est donc votre plan d’action pour la suite du développement de cette technologie ? Quel est le but ultime à atteindre ?

Mon rêve c’est de faire l’équivalent d’un écran LCD, mais où chaque pixel est mouillé et contient un réactif utile pour une expérience. Comme l’écran est mouillé on doit le mettre contre une surface, puis chaque pixel de l’écran correspond à une petite expérience confinée. Par exemple en recherche pharmaceutique, on fait du criblage de molécules pour la découverte de médicaments. Donc on pourrait imaginer un tapis cellulaire, avec des pixels qui contiennent chacun 100 cellules par exemple, mais un réactif donné, et on viendrait afficher 10 000 drogues en même temps sur une petite surface. Je rêve, mais ça serait l’idée ! On serait alors capable de tester 10 000 drogues simultanément. Puis si c’est 10 000, pourquoi pas des écrans fluidiques 4K pour tester des millions d’échantillons ? Pour reprendre l’analogie avec l’informatique, je suis toujours en 1940, mais je rêve aux ordinateurs d’aujourd’hui ! J’ai encore énormément de preuves à faire, mais on a déjà un brevet sur le concept d’écran fluidique, puis à court terme notre but c’est de montrer qu’on est capable de créer des écrans à 50 pixels et plus.

 

Quelles prochaines applications avez-vous en tête pour vos multipôles microfluidiques ?

Avec nos multipôles microfluidiques, on a une façon de venir localiser de manière spatio-temporelle des réactifs sur une surface. Ces réactifs peuvent être des enzymes, des anticorps ou des médicaments. La surface sur laquelle on localise peut être une lamelle de verre, un tissu vivant ou une culture cellulaire. Cela fait plusieurs combinaisons possibles et donc de multiples utilisations pour la technologie. Pour l’instant il y a une application en particulier qui nous intéresse. C’est qu’on est capable de stimuler dynamiquement des populations de cellules, ce qui est normalement très difficile pour un biologiste. Celui-ci doit procéder à un long travail manuel de pipetage. Un système comme le nôtre permet d’alterner des réactifs et d’automatiser des expérimentations pour tester la réponse en fréquence des cellules, ce qui est tout un domaine de la recherche en biologie des systèmes. La microfluidique peut ainsi venir jouer un rôle extrêmement important dans la compréhension de l’encodage de l’information par les cellules. On vise donc à propager notre technologie à des chercheurs qui veulent faire ce genre de science-là.

 

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Pr. Gervais est définitivement très enthousiaste par rapport à l’avenir de la microfluidique ouverte. À l’écouter parler, nous sommes possiblement à l’aube de grands développements qui ont le potentiel de révolutionner les sciences de la santé. Bien sûr, les changements se feront lentement, ou plutôt proportionnellement aux investissements dans le domaine et aux bénéfices économiques de ceux-ci, me rappelle-t-il. Cependant, si le passé en informatique est garant de l’avenir en microfluidique, il s’agit d’un domaine à surveiller. Et qui sait, peut-être un jour le biologiste aura son laboratoire sur ses genoux, comme l’informaticien avec son ordinateur, et pourra simplement automatiser ses expériences !

Un grand merci à Thomas Gervais pour le temps qu’il m’a accordé.

 

Références: 

  • Goyette, P.-A., Boulais, É., Normandeau, F.,  Laberge, G., Juncker, D., & Gervais, T. (2019). Microfluidic multipoles: theory and applications. Nature Communications10(1). doi:10.1038/s41467-019-09740-7

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